« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”. Si, quelques instants, en marge de l’inévitable diversification des médias en agences de voyage, courtiers en immobilier ou créateurs d’événements… on repensait l’essentiel ? Quel est le rôle des rédactions vis-à-vis de leur audience ? Doivent-elles se transformer et comment ? Grzegorz Piechota, chercheur en résidence à l’INMA (International News Media Association) propose un début de réponse. Cet article est une tentative — ouverte à discussion — de résumé et d’exploration de la présentation qu’il a faite de ses travaux lors du Congrès Mondial de l’INMA, qui s’est tenu en mai 2019 à New-York.
D’usine de contenus à fournisseurs de services
La transformation culturelle à opérer est immense. On peut quasiment parler d’une révolution industrielle pour des groupes de presse pour le moins très traditionnels. Selon Grzegorz Piechota, “les médias, à l’origine des fabricants de biens (ndlr : du contenu) se transforment en prestataires de services” (ndlr : de l’information)”. Un passage obligé pour le chercheur, si les médias veulent survivre puisque les news sont une sorte de “commodité” gratuite alors que le journalisme, vu comme un service, peut tout à fait être facturé. Derrière la sémantique, un changement de paradigme qui peut avoir des conséquences considérables si l’on se donne la peine de faire un pas de côté. Mais les rédactions ont l’habitude de ne produire “que” du contenu. Maintenant, elles vont devoir créer et développer leurs audiences, redéfinir le modèle économique et la stratégie de tarification, bref réinventer leur entreprise. Comment peuvent-elles y parvenir ? Est-ce vraiment leur rôle ?
De la gestion de produits à la gestion de clients
Pour s’immiscer dans cette logique, il faut tenir compte d’un paramètre important : l’ARPU, le revenu moyen par utilisateur. Le connaître et l’analyser permet de réallouer les ressources, des produits les plus rentables aux clients les plus rentables. Ci-dessous, pour exemple, le portefeuille des clients du Guardian (classé par ARPU) :
On voit que les résultats peuvent parfois être contre-intuitifs. A noter la stratégie épuisante et inefficace de la plupart des groupes médias ces dernières années : la course à l’audience massive, non qualifiée. De nombreux utilisateurs qui… ne rapportent rien.
Autre exemple, l’analyse des revenus en lignes de la Gazeta Wyborcza par segment de clients :
Seulement quelques utilisateurs génèrent la plupart des revenus digitaux. Ainsi les objectifs marketing changent : on passe de maximiser le nombre d’utilisateurs en ligne à optimiser la valeur vie client.
La valeur vie client — customer lifetime value — est un concept marketing qui estime les profits futurs générés par un client tout au long de sa relation avec l’entreprise.
Pour y parvenir, l’offre de services rendus au client s’étoffe. Ci-dessous, celle proposée (sur les produits numériques) par le New York Times :
A noter qu’une stratégie de segmentation des offres comparable s’opère en France pour développer les abonnements. « Après [la] phase de conquête, il est temps de mieux mettre en avant la richesse et l’étendue de nos contenus en segmentant nos offres », explique Bertrand Gié, directeur délégué du pôle News du Figaro.
Comprendre ce qui engage l’audience
Donc la proposition de valeur change : du contenu d’information en tant que marchandise, au journalisme en tant que service. Comment transformer les usines de contenu en fournisseurs de services de journalisme ?

Il faut que la création d’audiences soit au cœur du service. Mais pas que. De multiples études confirment également le rôle de l’engagement.
Pour suivre l’engagement du public, les rédactions doivent partager les tâches, les indicateurs de performance choisis. En effet, la croissance ne peut venir que d’un effort commun des services. Voici des exemples d’actions qui peuvent être mises en place dans différents services, pour recruter puis engager des audiences :
Les rédactions peuvent expérimenter avec des mesures partagées. Par exemple, le RFM (Récence, Fréquence, Montant), un indicateur très utilisé chez les e-commerçants. Dans le cas de la consommation d’articles, on parlera plutôt de Récence Fréquence Intensité (de consommation d’articles). Mais d’autres mesures peuvent se révéler intéressantes. L’enjeu est plutôt de bien comprendre ce qui engage le lecteur.
Comportement d’un utilisateur individuel dans son parcours d’achat :
Une fois passé de l’analyse de contenu à la gestion de portefeuille de contenus, il reste quelques questions à résoudre : dans quoi investir, quoi conserver ou réduire? Exemple de l’analyse du groupe de presse norvégien Amedia et de la ré-évaluation de leur stratégie éditoriale :
L’objectif est de diminuer le volume des articles qui ont un faible impact sur l’acquisition et l’engagement des abonnés, de maintenir le volume de ceux qui ont un impact élevé sur l’un ou l’autre, et d’augmenter le volume de ceux qui ont un impact élevé sur les deux à la fois. Dans ce cas précis, par exemple, il faut réduire la publication d’articles “culture”, augmenter celle d’articles “transport”, “santé”, “immobilier” et “criminalité” et maintenir les autres rubriques.
Le mur se dresse
Restons lucide, une approche “reader-first” pose de nouveaux dilemmes : fidélité envers les clients versus loyauté envers les citoyens, engagement avec les fans versus indépendance éditoriale. Tout d’abord, un point essentiel : les journalistes sont les protecteurs des marques. En raison de l’intangibilité, les services dépendent de leur réputation et de leur crédibilité. Le service est d’abord une expérience et, dans l’esprit des “clients”, les journalistes font partie intégrante du service qu’ils fournissent. Ils restent la partie essentielle de la proposition de valeur. Alors, comment transformer les méthodes de production interne en expériences client ? Voici des exemples pour les différentes étapes du processus :
Pour y arriver, le management ne peut rester le même : “Mandate is not enough. Build a movement, then structures and culture”, termine Grzegorz Piechota.